Comptes et mécomptes de l’administration du prix du pain au Sénégal ( Pr AHMADOU ALY MBAYE)

lundi 10 mars 2025 • 71 lectures • 0 commentaires

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Comptes et mécomptes de l’administration du prix du pain au Sénégal ( Pr AHMADOU ALY MBAYE)

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Alors que l’économie sénégalaise est largement libéralisée, certains secteurs restent sous forte intervention de l’État, notamment la filière pain. L’importation massive de blé, couplée à une régulation des prix, pèse lourdement sur les acteurs du secteur et sur l’économie nationale. Une stratégie de substitution par les céréales locales pourrait être une alternative viable.

Alors que l’économie nationale a été fortement libéralisée avec les programmes d’ajustement structurel, un certain nombre de filières, considérées comme « stratégiques », ou « sensibles », continuent de faire l’objet d’une massive intervention de l’État. C’est notamment le cas du pain, de l’huile raffinée et du sucre. 
Plus que pour les autres produits, l’administration du prix du pain comporte beaucoup de limites, essentiellement liées à l’origine importée de la matière première de base (le blé), sur laquelle l’État n’a aucune prise. Une politique claire de substitution des céréales locales au blé permettrait de renforcer les chaînes de valeur agroalimentaire nationales tout en préservant le pouvoir d’achat et la qualité des emplois.

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Un héritage colonial qui coûte cher à l’économie
Le blé fait partie des céréales les plus commercialisées au monde, avec environ le sixième de la production mondiale faisant l’objet de commerce international. Les variétés les plus prisées sont celles produites dans les zones tempérées. Les principales régions exportatrices sont : l’Amérique du Nord (USA, Canada), l’Union Européenne (UE), l’Australie, l’Asie centrale et l’Europe de l’Est (Kazakhstan, Russie et Ukraine) (US Department of Agriculture). Contrairement au blé, la farine de blé est beaucoup moins commercialisée, avec seulement 10% de la production mondiale qui est commercialisée. Ceci s’explique essentiellement par le fait que le blé se transporte relativement facilement tandis que la farine fait souvent l’objet de pratiques protectionnistes de la part des États. 

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Sans être producteur de blé, le Sénégal a gardé de la colonisation française une longue tradition de la baguette de pain, avec une consommation estimée à plus de 3 millions de baguettes par jour. Contrairement au sucre, le secteur de la farine n’est pas un monopole, mais plutôt un oligopole, avec un nombre réduit d’entreprises, à la tête desquelles les GMD (Grands Moulins de Dakar), avec une part de marché estimée à un peu moins de 50%. Les meuniers transforment le blé qu’ils importent eux-mêmes en farine et en aliments de bétail (ce segment de produit étant plus rentable que la farine). 



En revanche, la production de pain est très concurrentielle, avec un nombre de boulangeries dépassant le millier, sur l’étendue du territoire national. Les boulangers distribuent le pain à travers un réseau très peu fiable de transport informel. Étant donné le caractère très fragmenté de l’industrie, couplé à une très forte administration des prix, les marges sur le pain sont très faibles, voire souvent négatives. La farine constitue une part non négligeable du coût de la baguette. Les variations du prix de la farine impactent donc négativement les marges des boulangers. Les coûts d’autres facteurs de production, comme le gasoil, l’électricité et le transport, affectent aussi ces marges ; tout comme le fait que les boulangers reprennent les miches de pain invendues à un prix modique, représentant souvent moins du tiers du prix de vente. 



Aucune logique économique ne pourrait justifier la protection du pain. Le blé n’est pas forcément plus nutritif que les céréales locales, dont il constitue un produit de substitution. Ensuite, il pèse négativement sur la balance commerciale, et a peu d’effet d'entraînement sur le reste de l’économie. Au Sénégal, la consommation de blé par habitant (50 kg par personne) fait plus du double de celle du Nigeria (21 kg), de la Côte d’Ivoire (23 kg), et 67% de plus que celle du Cameroun (30 kg). En outre, elle est en constante augmentation parce que tirée à la fois par une démographie galopante et une urbanisation dynamique. C’est ainsi qu’entre 2013 et 2023, les importations de blé ont augmenté de 5.2% par an, soit presque le double du taux de croissance de la population (FAOSTAT).



Une régulation qui pénalise les plus faibles
Comme pour les autres denrées de première nécessité, la logique de l’intervention de l’État sur la filière blé-farine-pain est dictée par l’impératif d’éviter les hausses vertigineuses de prix pouvant conduire à des turbulences socio-politiques, et accessoirement, de protéger les unités industrielles existantes. La poursuite de ces deux objectifs, pour le moins contradictoires, conduit à des politiques qui érodent les marges des entreprises sans aucune garantie de baisse durable des prix. Dans le cycle de plafonnement de prix et de changement de régime tarifaire et douanier, la situation post-covid19 se distingue significativement de celle d’avant.



Avant la Covid, le blé a été pendant longtemps assujetti à un tarif douanier de 5%, en sus d’un certain nombre de petits prélèvements, et exempté de la TVA. Ce qui fait que les droits de porte qui lui sont applicables sont négligeables. En revanche, la farine a été assujettie au tarif douanier maximal, au titre du TEC (Tarif Extérieur Commun), en plus d’une TVA de 18%. De plus, une Taxe Conjoncturelle à l’Importation de 10% est appliquée lorsque le prix à la tonne est inférieur à un prix de référence fixé à 201 400 FCFA. Avec ce niveau de protection sur la farine, contrastant avec celle applicable sur le blé, l’incitation à transformer le blé est élevée, rendant marginales les importations de farine. 



Jusqu’au début des années 2010, le prix de la farine ne faisait pas l’objet d’une réglementation officielle, même s’il avait toujours été déterminé sur la base de consultations entre l’État et les meuniers. Cependant, pour la baguette, l’État fixe d’autorité et le prix plafond et le poids (par exemple 210 grammes). Certainement pour répondre à la critique selon laquelle on ne pouvait pas fixer le prix de la baguette tout en laissant celui de la farine fluctuer, l’État a commencé à administrer le prix de la farine à partir de 2012. Mais fixer le prix de la farine, sans avoir un quelconque contrôle sur celui du blé (qui compte pour 80% dans la production de la farine), est un exercice pour le moins délicat. Il s’en est suivi des variations incohérentes du prix homologué de la farine qui passe de 20 000 FCFA le sac de 50 kg à 18 890 FCFA avant de revenir à 20 000 FCFA, après une forte protestation des meuniers. 



Avec la Covid et la crise ukrainienne, l’homologation du prix est rendue plus compliquée par les perturbations observées sur le marché international du blé. En 2021, suite à une hausse subite du prix de la tonne de 42%, l’Etat a été obligé de suspendre les droits de douane et la TVA, pour pouvoir maintenir le prix homologué à 16 600 FCFA le sac, avant d’être obligé de le relever à 19 200 FCFA, en décembre de la même année. Lors de la récente augmentation des prix, l’État a réduit le prix du sac de 19 200 à 15 200 FCFA, en juin 2024. 



La filière du pain, comme celle du sucre, enregistre beaucoup de rivalité entre des acteurs qui mettent l’État sous pression pour, chacun, tirer la couverture de son côté. Mais les logiques de groupe sont très différentes de ce qu’on observe dans le cas du sucre. Étant donné que le blé n’est pas produit localement, il n’y a pas de conflit sur la libéralisation ou la restriction des importations. Les deux catégories d’acteurs les plus en vue sont les meuniers (plus forts et mieux organisés) et les boulangers (plus nombreux, plus dispersés et moins bien organisés). C’est justement sur ces derniers, les plus faibles, que l’État fait porter le fardeau de la régulation. Le niveau de la protection sur la farine est beaucoup moins important que pour le sucre. Le ratio prix de détail (selon ANSD) sur le prix international (selon indice Mundi) est de 30%, sur la période 2000-2010 pour la farine, contre un pic de 379% pour le sucre, dans la même période. Avec un prix mondial qui fluctue d’une année à l’autre et un prix domestique plafonné, il est arrivé que ce ratio soit inférieur à 10%, selon les années. 



La baguette de pain fait face à un niveau d’administration de prix plus contraignant que la farine. Le ratio prix de vente sur prix de revient, est presque égal à 1, indiquant une marge presque nulle pour la plupart des années, voire négative parfois. Alors que, pour certaines années, le taux de protection effective (qui mesure les incitations nettes du régime d’importation sur la rentabilité des entreprises) avoisine les 90% pour les meuniers, il est négatif (-81%) pour les boulangers.



Promouvoir les céréales locales à la place du blé importé
A mon avis, l’État doit développer et rendre publics un plan et un échéancier de retrait de l’industrie du pain, dans sa forme actuelle. À la place, il doit encourager la recherche sur des produits de substitution au pain dans sa forme actuelle, basés sur nos céréales locales. Ce qui aura l’avantage de construire une filière plus forte, moins dépendante des importations et mieux articulée à nos chaînes de valeur agricoles. Du fait de la dynamique démographique en cours et de l’urbanisation rapide que connaît le pays, l’industrie du pain devrait continuer à garder des perspectives de croissance et de génération d’emplois assez favorables, dans les années à venir. Ce serait dommage qu’une intervention si peu opportune continue d’obérer les différentes composantes de la valeur ajoutée du secteur (salaires, profits, impôts), en plus de maintenir la majorité des emplois à la lisière de l’informel.



Une équation de taille est celle relative au changement des habitudes de consommation, au regard du niveau de dépendance actuelle des populations pour la baguette. L’économie expérimentale et comportementale est la branche de l’économie qui étudie les moyens politiques de changement des comportements et habitudes bien ancrés dans les sociétés, à travers le design et l’application de « traitements » (des systèmes d’incitations) bien conçus. Ce type d’expérience qui a connu des succès documentés dans plusieurs pays, s’appuie sur des protocoles de plus en plus maîtrisés. Ils pourront permettre de favoriser une transition plus lisse vers cette nouvelle forme d’organisation de la filière.


Par Professeur Ahmadou Aly Mbaye économiste,ancien recteur de l'UCAD

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Publié par

Joe N. Marone

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