La Gouvernance impossible ou quand Diomaye Faye plonge dans la Double Contrainte (Double Bind)

mardi 9 décembre 2025 • 249 lectures • 0 commentaires

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La Gouvernance impossible ou quand Diomaye Faye plonge dans la Double Contrainte (Double Bind)

iGFM - (Dakar) Aujourd’hui, dans le froid mordant de Sainte-Pétronille à l’Île d’Orléans, au cœur de notre belle capitale nationale, mes pas ont rencontré la blancheur du Québec comme on rencontre un miroir : lentement, sans trop savoir ce qu’il nous renverra.

Dans ces paysages d’hiver, dépouillés de toute exubérance, l’esprit retrouve paradoxalement sa fécondité. Je pensais à mon ancien professeur Bernard Dagenais, celui qui m’a, un jour, ouvert la porte d’un univers qui allait durablement structurer mon rapport au monde : celui d’Edgar Morin. Cette filiation intellectuelle, entre l’enseignement stratégique des relations publiques et l’épistémologie de la complexité, ressurgissait dans ma marche. Elle se liait aux fragments d’actualité sénégalaise qui occupaient mes pensées. On pourrait croire que l’hiver québécois nous éloigne des soleils politiques du Sénégal ; il ne fait que les rendre plus lisibles. Morin nous avait prévenus : « La complexité n’est pas ce qui rend compliqué le réel, mais ce qui refuse de le simplifier. » (Morin, La pensée complexe, 1990). Or, c’est bien de refus de simplification qu’il s’agit lorsqu’on tente de comprendre la gouvernance paradoxale que traverse aujourd’hui le Sénégal.


Le cas du président Bassirou Diomaye Faye illustre une situation où la complexité ne se contente pas d’être un état du monde : elle devient une contrainte, parfois un piège. Ce que l’on observe aujourd’hui au Sénégal peut être lu avec les outils de l’École de Palo Alto, notamment à travers l’un des concepts les plus puissants de Paul Watzlawick : la Double Contrainte (Double Bind). Watzlawick, avec Bateson et Jackson, décrivait cette structure communicationnelle paradoxale dans laquelle un individu reçoit deux injonctions contradictoires, également impératives, et dans laquelle il est interdit de nommer la contradiction ou de s’en extraire. Selon Watzlawick, « Une double contrainte se caractérise par une mise en demeure qui s’auto-annule : elle commande et interdit simultanément » (Watzlawick, Pragmatics of Human Communication, 1967). L’analyse de la posture présidentielle actuelle devient alors plus qu’un commentaire politique : elle devient une plongée dans les logiques paradoxales de la gouvernance contemporaine.


Le président sénégalais se trouve pris entre deux messages à haute intensité symbolique et politique. Le premier est celui de la promesse de rupture, constitution de son mandat électoral. Il devait « rompre », déraciner les pratiques anciennes, abolir les logiques accusées d’être corrompues ou néocoloniales, incarner la revanche démocratique d’un peuple épuisé par le cynisme institutionnel. Ce mandat électoral se résume dans un impératif moral : faire ce que les autres n’ont jamais osé faire. En termes watzlawickiens, c’est une injonction à la transformation radicale, une injonction au changement non négociable. Le second message, issu de la gouvernance réelle, impose au contraire la continuité, la stabilité, la diplomatie, la rassurance macro-économique, l’apaisement des marchés, la crédibilité internationale. Il demande au président non pas de rompre, mais de prolonger, de maîtriser les équilibres, d’éviter les secousses systémiques. On attend de lui non plus la révolte, mais le réalisme.


Ce double message ne s’exprime pas seulement dans des discours contradictoires : il structure la manière d’exister politiquement. « La société moderne est emplie de contradictions qui ne sont pas des accidents, mais des conditions », écrit Morin (Introduction à la pensée complexe, 1990). Or, l’une de ces conditions s’exprime ici dans la trajectoire paradoxale d’un homme élu par une logique de rupture et devenu responsable par une logique de continuité. Il ne peut satisfaire simultanément les deux attentes. S’il radicalise l’action, il risque l’instabilité économique, la rupture diplomatique, voire la déstabilisation sécuritaire. S’il modère l’action, il perd sa base politique, se voit accusé de trahison, apparaît coopté par le système qu’il devait détruire. Ainsi se manifeste la double contrainte : faire la rupture tout en n’en faisant pas les conséquences.


On pourrait croire que les variations discursives observées dans son agenda relèvent d’improvisation, voire d’incohérence. Pourtant, dans le cadre théorique de Palo Alto, ce qui peut apparaître comme improvisation est peut-être stratégie adaptative, ajustement en temps réel à deux univers de contraintes irréconciliables. Le président, posant un discours d’humilité économique à travers la baisse des prix, ne fait pas qu’apaiser : il tente de rassurer la gouvernance technico-institutionnelle. Puis, par les discours plus polarisants — par exemple autour de la journée des martyrs — il tente de réactiver son mandat de rupture, satisfaire la charge symbolique de son élection, réenchanter le pacte de révolte qui l’a porté au pouvoir. Dans le langage de Palo Alto, il s’agit d’une forme de « communication oscillatoire », c’est-à-dire une communication qui tente simultanément de produire deux effets incompatibles, au risque de l’usure de sens. Watzlawick écrivait : « Plus on essaie d’échapper à une double contrainte, plus on y est pris » (Change, 1974). Cette phrase pourrait être aujourd’hui inscrite au fronton de l’État sénégalais.


Le voyage à Abidjan rend ce paradoxe encore plus visible. L’acte diplomatique, à première vue banal, prend dans ce contexte une portée presque ontologique. Il devient un geste à interpréter, un signe. Abidjan n’est pas seulement un déplacement : c’est un symbole ; celui d’un rapprochement avec les mécanismes régionaux de pouvoir et avec des configurations politiques que son électorat voulait combattre. Ce voyage ne peut être vu seulement comme un acte d’État, mais comme un conflit de sens. Il renforce la question : où commence la diplomatie, où finit la rupture ? À l’aune de la double contrainte, il n’est pas un événement, mais un symptôme. Dans le paradigme pragmatique de Palo Alto, ce n’est pas le contenu diplomatique qui importe : c’est l’acte comme communication. « On ne peut pas ne pas communiquer », affirmait Watzlawick. Ainsi, même dans le silence protocolaire, le voyage communique : soit l’ouverture, soit la compromission.


L’effet le plus lourd n’est pas dans l’action politique elle-même, mais dans l’interprétation collective. Morin insistait : « Le problème de la complexité est le problème de l’incertitude ». Le réel de la gouvernance en régime de double contrainte n’est pas un réel d’action, mais un réel d’oscillation. Il transforme le politique en équilibristes, en funambules du sens, traversant un fil tendu entre la légitimité révolutionnaire et la nécessité institutionnelle. Le problème n’est pas ce que Diomaye Faye fait, mais ce que chaque action détruit comme possibilité alternative. Chaque geste qui rassure les marchés éloigne la rupture ; chaque geste qui radicalise le discours effraie la gouvernance. Dans un monde simple, cette dualité serait un choix ; dans un monde complexe, elle est une obligation paradoxale.


Cette situation produit ce que j’appellerai une fatigue du sens. Le pouvoir n’épuise pas seulement les gouvernés : il épuise le gouvernant. En oscillant, il crée un agenda en zigzag, un calendrier fragmenté, une stratégie bricolée, non pas par incapacité, mais par nécessité paradoxale. Ce que certains analysent comme une improvisation ressemble plutôt à une danse complexe entre des forces sociales antagonistes, une sorte de « chorégraphie politique contrainte ». L’improvisation est ici une compétence, non un défaut.


Ainsi, la marche dans le froid québécois n’était pas qu’un moment de solitude : elle était une invitation, à la manière de Morin, à refuser de simplifier le réel. Dagenais nous enseignait que la communication n’est pas persuasion, mais construction d’espace symbolique. Watzlawick nous enseigne que certains espaces sont des pièges. Morin nous invite à regarder les pièges sans y céder. Le Sénégal n’est pas dans l’échec : il est dans une complexité que seule la pensée complexe permet de lire. Nous devons donc comprendre que l’enjeu majeur n’est pas de critiquer le zigzag, mais de saisir la structure qui le produit. C’est le rôle de la science sociale : non pas juger, mais dévoiler.


Le mandat présidentiel sénégalais actuel ressemble à l’hiver québécois : froid, mais porteur de clarté. Il oblige à voir autrement. Il impose la lucidité. Morin dirait que dans la complexité, « le clair est souvent obscur, et l’obscur peut éclairer ». Comprendre la double contrainte, c’est accepter que le pouvoir, aujourd’hui, gouverne dans un monde où l’on ne peut pas ne pas trahir quelque chose. C’est peut-être cela, la modernité politique : gouverner en sachant que chaque solution produit une désillusion. Le réel gouverne désormais autant que le gouvernant. Et c’est au cœur de cette complexité que se joue le destin du Sénégal.


Bibliographie sélective


Bateson, G. (1972). Steps to an Ecology of Mind. New York: Ballantine Books.
Dagenais, B. (1999). Le pouvoir de la communication. Québec: PUQ.
Morin, E. (1990). Introduction à la pensée complexe. Paris: ESF.
Morin, E. (1990). La pensée complexe. Paris: Seuil.
Watzlawick, P., Beavin, J., & Jackson, D. (1967). Pragmatics of Human Communication. New York: Norton.
Watzlawick, P., Weakland, J., & Fisch, R. (1974). Change: Principles of Problem Formation and Problem Resolution. New York: Norton.
Zizek, S. (2008). Violence: Six Sideways Reflections. New York: Picador (pertinent pour l’analyse politique de la symbolique).
Mbembe, A. (2000). De la postcolonie. Paris: Karthala (utile pour le cadre postcolonial des pratiques étatiques africaines).
Moussa SARR, Ph.D.
Président Directeur Général 
Lachine Lab - l'Auberge Numérique

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Publié par

Harouna Fall

editor

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