Pour une autre lecture du délit de détournement de deniers publics (Par Mamadou Doudou Senghor, Magistrat)

dimanche 4 mai 2025 • 406 lectures • 0 commentaires

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Pour une autre lecture du délit de détournement de deniers publics (Par Mamadou Doudou Senghor, Magistrat)

iGFM - (Dakar) Le détournement de deniers publics est prévu et puni par l’article 152 du code pénal.

Aux termes dudit article, « toute personne qui aura détourné ou soustrait ou tenté de détourner ou de soustraire, des deniers ou effets en tenant lieu, des pièces, titres de paiement, valeurs mobilières, actes contenant ou opérant obligation ou décharge, effets mobiliers, denrées, œuvres d'art ou objets quelconques au préjudice de l'Etat, d'une collectivité publique, d'un établissement public, d'une société nationale, d'une société d'économie mixte soumise de plein droit au contrôle de l'Etat, d'une personne morale de droit privé bénéficiant du concours financier de la puissance publique, d'un ordre professionnel, d'un organisme privé chargé de l'exécution d'un service public, d'une association ou fondation reconnues d'utilité publique, sera punie : -s'il s'agit d'un simple particulier, d'un emprisonnement d'un à cinq ans ; s'il s'agit d'un agent civil ou militaire de l'Etat ou d'une collectivité publique, qu'il soit ou non comptable public, d'une personne revêtue d'un mandat public, d'un dépositaire public ou d'un officier public ou ministériel, d'un dirigeant ou d'un agent de toute nature des établissements publics, des sociétés nationales, des sociétés d'économie mixte soumises de plein droit au contrôle de l'Etat, des personnes morales de droit privé bénéficiant du concours financier de la puissance publique, des ordres professionnels, des organismes privés chargés de l'exécution d'un service public, des associations ou fondations reconnues d'utilité publique, d'un emprisonnement de cinq à dix ans. Sera également puni de cinq à dix ans d'emprisonnement tout agent civil ou militaire de l'Etat ou d'une collectivité publique, qu'il soit ou non comptable public, toute personne revêtue d'un mandat public, tout dépositaire public et tout officier public ou ministériel qui aura détourné ou soustrait ou tenté de détourner ou de soustraire des deniers ou pièces au préjudice de personnes privées, à l'occasion de l'exercice de ses fonctions ».


A la lecture de ces dispositions et tel que l’applique la plupart des magistrats, le détournement de deniers publics est constitué si les éléments suivants sont réunis, à savoir la qualité de la personne, la nature des fonds ou biens détournés, l'acte matériel de détournement, l'intention et le préjudice.


Généralement, les personnes poursuivies puis déclarées coupables de détournement de deniers publics sont des agents publics qui ont dissipé les fonds publics et causé un préjudice à la structure publique.


De ce fait, beaucoup d’autres actes sont considérés comme étant constitutifs de fautes de gestion relevant de la Cour des comptes et échappent ainsi à la rigueur de la loi pénale.


Dès lors, nous estimons qu’en plus de cette appréhension du délit de détournement de deniers publics, une autre approche de cette infraction est nécessaire pour la préservation des fonds publics.


En effet, dans des cas récurrents, l’agent public en cause n’a pas respecté les procédures légales ou réglementaires de décaissement des fonds publics, ou n’a pas respecté toute la procédure de passation des marchés publics qui précède le décaissement desdits fonds, ou bien a utilisé ces fonds à des fins autres que leur affectation (par exemple acheter des ordinateurs en lieu et place des meubles prévus), et en pareille occurrence, si les dépenses sont justifiées par des pièces qui attestent que les fonds ne sont pas « évaporés », l’auteur échappe souvent à la sanction pénale et ne semble être justiciable de la Chambre de discipline financière de la Cour des comptes.


Cependant, si on se réfère à l’acception du mot « détournement », on s’aperçoit qu’il est plus large que la dissipation (qu’il englobe) et renvoie aussi au fait de « changer le cours, la direction » d’une chose, le fait de « soustraire illégitimement quelque chose à sa destination normale » ; en droit, le détournement peut consister en un changement de destination de la chose remise à une fin précise, comme dans le cas de l’abus de confiance qui est le pendant, pour les fonds privés, du détournement de fonds publics.


Quant à la définition de « préjudice », cela ne consiste pas seulement en la perte de biens, mais aussi en un dommage causé à autrui, une atteinte portée à des droits, des intérêts ou des biens et peut revêtir diverses formes (matériel, économique, moral, esthétique, …)


Ainsi, l’agent public qui ne respecte pas les procédures légales ou réglementaires de décaissement des fonds publics ou la procédure de passation des marchés publics qui précède le décaissement desdits fonds devrait être poursuivi pour détournement de deniers publics, même si ces fonds ont été utilisés à des fins publiques et justifiés.


En effet, ceci constitue un détournement en ce sens que l’argent de l’Etat ou de la structure publique concernée aura été décaissé en violation des dispositions légales et réglementaires.


Il y a aussi un préjudice par la seule violation des lois et règlements encadrant les finances publiques (atteinte à l’ordre public notamment économique et financier).


Si les fonds ont été utilisés à des fins autres que ce qui était initialement prévu, le préjudice est plus marqué car cet agent, à qui il ne revient pas la prérogative de déterminer la destination des fonds publics, est un usurpateur et aura, par son acte, causé un préjudice à l’Etat ou à son démembrement. En effet, c’est en fonction de considérations précises et de priorités définies que l’Etat ou son démembrement décide par exemple d’acquérir des meubles et si l’agent public acquiert, en lieu et place, des ordinateurs, il va nécessairement causer un préjudice à la structure publique qui sera privé de meubles et qui devra peut-être prévoir d’autres fonds publics pour leur acquisition.


A ce propos, la jurisprudence française retient comme acte matériel de détournement le fait d’utiliser des subventions accordées à des fins autres que celles prévues par la convention de subventionnement, ou encore le fait d’usurper les prérogatives du propriétaire des fonds par un usage non voulu par lui ou par un usage personnel (avec ou sans profit personnel).
C’est qu’en réalité, le détournement est certainement une utilisation des fonds à des fins autres que celles pour lesquelles ils ont été remis. Il convient de préciser que la détention des fonds n’est pas nécessaire et que le fait que l’auteur ait ces fonds à sa disposition suffisent.


A titre illustratif, la Cour de cassation française a considéré que le détournement est établi à l’encontre d’un maire qui accepte que des recettes publicitaires d’un journal municipal soient perçues par une association en dehors de toute convention approuvée (Crim. 10 avril 2002, n°01-84.192), à l’endroit d’un officier de police judiciaire qui conserve une partie de produits stupéfiants placés sous scellés pour les remettre à un indicateur au lieu de les détruire (Crim. 1er mars 2017, n°15-87.069), mais aussi contre un président de conseil général qui subventionne des associations sportives avec des crédits destinés à l’insertion de bénéficiaires du revenu minimum d’insertion (Crim. 4 mai 2006, n°05-81.151).


Par ailleurs, il serait utile d’incriminer le détournement de deniers publics par négligence. En fait, on constate dans la plupart des ministères, directions, agences, mairies, tribunaux, … la présence de voitures, matériel informatique, mobiliers, registres et autres « abandonnés » jusqu’à leur dégradation ou leur disparition. Un tel délit permettra de mieux sauvegarder les maigres biens d’Etats comme le nôtre, si on sait que des pays plus développés l’ont prévu dans leur dispositif pénal (exemple de l’article 432-16 du code pénal français).


En outre, dans la poursuite de l’infraction de détournement de deniers publics, les magistrats oublient qu’il s’agit d’une infraction occulte. La jurisprudence indique effectivement que le délai de prescription de l’action publique, qui est de sept années pour ce délit, ne court qu’à compter du jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique (Crim. 14 juin 2017, n°16-81.699 ; Crim. 12 décembre 2007, n°07-82.008 ; Crim. 17 novembre 2004, n°03-84.992 ; Crim., 10 mars 1992, Juris-Data n° 1992-002354). Les auteurs de détournement de deniers publics dissimulent habilement leur forfait ou sont couverts par certains dirigeants de sorte que les fonds publics détournés il y a plusieurs années semblent être définitivement perdus.


En prenant en compte cette notion d’infraction occulte, on pourrait poursuivre, après des investigations approfondies, des faits de détournement commis il y a plusieurs années et faire échec au proverbe italien selon lequel « les deniers publics sont comme l’eau bénite ; chacun y puise ».


En outre, les personnes qui, jusqu’à présent, profitent allègrement des fonds publics détournés ou du produit issu de biens publics détournés, consomment le délit de recel dont la prescription ne commence à courir qu’à la cessation de cette activité délictuelle de recel. Même si l’auteur du détournement des deniers publics en cause échappe en fait ou en droit aux poursuites (décès, prescription, immunité …), les bénéficiaires de ces fonds tombent sous le coup de la loi car il y a d’une part, l’acte matériel du recel, et d’autre part l’élément moral qui s’infère du fait qu’ils ne pourraient ignorer que les fonds colossaux à eux donnés ou légués ne sauraient manifestement provenir des rémunérations de l’auteur. Il faut souligner aussi que la jurisprudence estime que le recel ne saurait commencer à se prescrire tant que l’infraction principale n’est pas apparue et n’a pas pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement de l’action publique (Crim. 24 septembre 2014, n°13-86.601).


Mamadou Doudou SENGHOR
Docteur en droit
Magistrat

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Publié par

Youssouf SANE

editor

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